Le vocabulaire du Trictrac dans la littérature française
 

Le Trictrac

 

Arnaud Berquin, 1747-1791

 

Références, informations

Maison d' Arnaud Berquin à Langoiran (33)
Maison d'Arnaud Berquin à Langoiran, gravure de Léo Drouyn

         

 

 « Grande fut la joie de Sophie et d'Adrien quand M. de Ponthis leur donna un petit trictrac de bois d'acajou, avec des dames d'ébène et d'ivoire, trois jetons de nacre, deux cornets de maroquin et quelques paires de jolis dés anglais.

 

 Les enfants ne connaissaient pas encore ce jeu ; ils prièrent leur papa de leur en donner les premières leçons. M. de Ponthis qui se mêlait volontiers à tous leurs plaisirs, s'en fit un de les satisfaire. Il jouait alternativement avec l'un et avec l'autre, et celui qui ne jouait pas regardait la partie pour s'instruire.

 

 Je me garderai bien de vous dire comment ils comptaient d'abord du bout du doigt le nombre de points imprimés sur les dés ; je ne marquerai pas non plus les écoles qu'ils firent dans le commencement ; j'aime mieux vous apprendre qu'au bout d'un mois il savaient joliment la marche du jeu. Bientôt ils furent en état de jouer seuls ensemble. Sophie était de la première force de son âge pour le petit-jan, Adrien, plus ambitieux, tournait toutes ses prétentions vers le jan de retour. Peu à peu ils en vinrent au point de n'avoir plus recours à leur papa que dans les grandes difficultés.

 

 Il était un jour témoin de leur partie. Adrien, après quelques mauvais coups, avait perdu la tête, et semblait jouer à reculons. Sophie, qui se possédait à merveille, menait la bredouille grand train.

 

 Adrien, en faisant rouler les dés dans son cornet avant de les pousser, ne manquait jamais de nommer les points qu'il lui aurait fallu pour battre ou pour remplir. Cinq et quatre ! six et trois ! point du tout, c'était deux et as, terne ou double deux qui venaient. Il frappait du pied contre terre, franchissait les dames, jetait le cornet après les dés et s'écriait :

 

 - Voyez si l'on peut être plus malheureux ! c'est bien jouer de guignon !

 

 Sophie au contraire sans appeler ses dés, cherchait à s'en procurer un grand nombre de favorables. Se voyait-elle trompée dans son attente, au lieu de se troubler elle-même par des lamentations inutiles, elle réfléchissait sur le moyen de parer cet accident. Il lui arrivait quelquefois d'en tirer de nouvelles ressources, et l'on était tout surpris de lui voir rétablir, en un clin œil, le jeu le plus désespéré.

 

 Lorsque la victoire se fut déclarée pour elle avec tous les honneurs du triomphe, elle sortit, par modestie, pour se dérober à sa gloire. Adrien, honteux de sa défaite, n'osait lever les yeux vers son papa. M. de Ponthis lui dit froidement : Adrien tu as bien mérité de perdre cette partie.

 

 - Il est vrai, mon papa, celle-là et toutes les autres pour jouer contre quelqu'un qui a tant de bonheur.

 

 - Il semblerait, à t'entendre, que c'est le hasard qui décide absolument de tout, à ce jeu.

 

 - Non, mon papa ; mais on n'amène que des points faits exprès comme Sophie.

 

 - Il était difficile qu'elle en eût de contraires, de la manière dont elle avait su disposer ses dames. Tu n'as fait attention qu'à ses dés, au lieu de remarquer la marche de son jeu. Que dirais-tu d'un jardinier qui, gouvernant ses arbres au hasard et sans accommoder ses travaux aux variétés des saisons, se plaindrait de ce que ses fruits ne réussissent pas comme ceux de son voisin, attentif à profiter de toutes ces circonstances pour l'avantage de sa culture ?

 

 - Oh ! mon papa, c'est bien différent.

 

 - Et en quoi ? Voyons.

 

 - Je ne veux pas vous le dire, mais je le sens bien.

 

 - Je suis honteux pour toi de te voir employer ces ressources des petits esprits pour défendre leur opiniâtreté dans une mauvaise cause. As-tu réellement vu dans la comparaison que je viens d'employer quelque chose qui l'empêche de se rapporter au sujet dont il était question ? Je veux que tu me le dises.

 

 - Eh bien ! non, mon papa je n'y avait seulement pas réfléchi. C'était pour n'avoir pas l'air confondu.

 

 - Tu vois ce que l'on gagne à ces lâches détours. On n'avait que le tort d'un défaut de justesse dans le cœur : en employant ce faible subterfuge auprès de quelqu'un de raisonnable, crois-tu qu'il en soit la dupe ? Jamais il n'y voit que de la petitesse auprès de la raison. On aurait pu d'abord attendre au moins de lui de la pitié ; il ne ressent plus que du mépris, sans compter celui qu'on doit s'inspirer à soi-même.

 

 - Mon père ! c'est bien dur ce que vous me dite là.

 

 - Tu sais que je suis sans ménagement pour tout ce qui peut tenir du plus loin à l'injustice ou à la bassesse. On ne reçoit ces leçons que d'un père ; et je les donnent avec amitiés, pour qu'un autre n'ait pas occasion  de te les donner avec aigreur. L'aveu que tu m'as fait à la première instance, et d'un mouvement franc de ton âme, me persuade que tu n'aura jamais besoin d'un autre avis. Viens m'embrasser Adrien.

 

 - De tout mon cœur, mon papa ! je sens que vous me sauvez bien des affronts.

 

 - Je n'ai vu que ce moyen de les prévenir. Mais revenons à la comparaison dont j'avais fait usage. Nous pourrons, j'espère, en tirer une instruction plus étendue.

 

 - Voyons, voyons, mon papa ! je ne vous ferai pas de mauvaise chicane ; mais si je la vois tant sois peu clocher, vous me permettrez bien...

 

 - Je ne demande pas mieux, mon ami ; je serai charmé de te voir des idées plus justes : crois qu'un noble amour-propre peut encore trouver quelque satisfaction dans l'aveu même d'une erreur. Il ne se fait point un grand amour pour la vérité, sans un vif sentiment de justice, et la raison qui sait se relever d'une chute est tout près d'en venir à ne plus broncher.

 

 - Je vois qu'il me faut encore longtemps tenir la bride serrée à la mienne.

 

 - Fort bien ; mais lâche un peu les rênes à ton imagination pour me suivre : je te disais qu'un joueur de trictrac doit faire pour son jeu comme un jardinier habile pour son jardin. Si l'un ne songe d'abord qu'à donner une belle tige à son arbre, et à bien développer ses branches pour y recueillir plus de fruits, l'autre ne s'occupe au commencement qu'à fournir ses cases, et à placers ses dames dans un ordre avantageux, pour faire aisément son plein, le ménager lorsqu'il est fait, et en tirer le plus grand nombre de points qu'il puisse rapporter. L'événement des dés ne dépend pas plus de l'un que les variations du temps ne dépendent de l'autre ; mais ce qui dépend également de tous les deux, c'est de se tenir en garde contre les incertitudes du temps, de n'y exposer qu'avec précaution l'objet de leurs travaux.  Le cours d'une partie est mêlé de hasards favorables ou contraires, comme celui d'une saison d'influences malignes ou bienfaisantes. Les chances heureuses ressemblent à ces chaleurs douces qui préparent la fertilité, et les revers subits de fortune à ces tempêtes soudaines qui menacent la végétation. L'habileté suprême est de prévoir ces vicissitudes ; de découvrir à propos, l'un son jeu, l'autre son espalier, lorsqu'il n'y a point de danger à craindre, pour hâter leur croissance, et de les garantir ensuite avec soin lorsque la partie ou le temps deviennent orageux.

 

 - Fort bien, mon papa ! jusqu'ici tout cadre à merveille : mais dans une partie de trictrac un bon joueur ne profite pas seulement de ses propres avantages, il profite encore des fautes et des écoles de son adversaire ; au lieu que le jardinier joue tout seul dans votre comparaison.

 

 - Il est vrai ; mais une comparaison ne peut jamais embrasser tous les rapports. La mienne se borne à tous ceux que je viens d'indiquer.

 

 - Croyez-vous ? Eh bien ! je vais la pousser plus loin, moi : je regarde tous les jardiniers d'un village comme jouant entre eux à qui portera le plus de fruits au marché : celui qui sait le mieux conduire son jeu en aura de plus précoces, de plus beaux et en plus grand nombre ; il les vendra mieux si les autres, par ignorance ou par des écoles, en ont moins à vendre ; et c'est lui qui gagnera la partie.

 

 - Comment donc ! voilà qui est fort juste, mon fils. Tu vois quels avantages on peut retirer d'un entretien si raisonnable, où l'on ne cherche pas à se tendre des pièges l'un à l'autre par une méprisable vanité, mais à s'instruire mutuellement et à s'éclairer par un échange de lumières. Je n'avais aperçu qu'une des faces de l'objet que je te présentais ; en y attirant tes regards, je t'ai donné l'occasion d'en apercevoir une qui m'avait échappé, et qui pourrait m'en faire découvrir d'autres à mon tour. Les sciences ne sont ainsi formées que par l'assemblage graduel de toutes les diverses idées que la méditation à fait naître dans l'esprit de ceux qui les cultivent. Je les compare à des lampes qui brûleraient devant des réverbères à mille facettes inégales, mais dont chacune réfléchirait vers un foyer commun les rayons qu'elle reçoit. C'est le faisceau de tous ces traits, plus ou moins vifs, mais tous fortifiés l'un par l'autre, qui fait le grand éclat de lumière qu'on voit briller au point de leur réunion : je serai ravi que tu t'accoutumes de bonne heure à considérer les objets que tu veux connaître par les rapports avec d'autres qui te sont familiers ; à les bien confronter ensemble, et à saisir nettement dans cette comparaison tout ce qui les rapproche ou les éloigne. Cette méthode est la plus naturelle, la plus féconde et la plus sûre : c'est elle qui, appliquée à l'exercice de l'imagination, a formé les Homère, les Milton, les Arioste et les Voltaire ; à l'étude profonde du cœur humain, les Shakespeare, les Molière, les Racine et les La Fontaine ; à la recherche de l'origine de nos idées, les Locke, les Clarke et les Condillac ; à l'observation infinie de la nature, les Aristotes, les Bonnet et les Buffons ; à la méditation des lois, du développement des sociétés et des empires, les Montesquieu, les Rousseau, les Fergusson et les Mably ; enfin à la pénétration des mystères de l'ordre sublime de l'univers, les Copernic, les Newton, les Kepler, les Halley, les Bernouilli, les Euler, les d'Alembert et les Franklin : tous les premiers hommes dans les divers genres des hautes connaissances, dont je me plais déjà à te citer les noms et la gloire, pour t'inspirer la noble ardeur de t'instruire un jour dans leurs ouvrages immortels. »

 

 

 

 

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Références

 

Arnaud Berquin, né à Bordeaux le 25 septembre 1747, décédé à Paris en 1791, a écrit notamment de 1782 à 1783 une série de petites histoires morales regroupées sous le titre L'ami des enfants, dont celle intitulée Le Trictrac parue en novembre 1783. Son œuvre a été souvent rééditée au XIXe siècle.


Les règles complètes du jeu de Trictrac : Le jeu de Trictrac



Informations sur la page


Mise en ligne le 1 février 2006


Mise à jour le 4 octobre 2006 : gravure de Léo Drouyn extraite du « Magasin Pittoresque » de 1858, représentant la maison d'Arnaud Berquin à Langoiran, près de Bordeaux. Cette maison avait alors subit quelques modifications dont une extension.


Page révisée le 31octobre 2021



Auteur de la page : Philippe LALANNE



Le Salon des jeux - Académie des jeux oubliés


 

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