Le vocabulaire du Trictrac dans la littérature française
 

Le Joueur

 

Regnard, 1696

 

Références, informations

 

 

ACTE I, SCENE X

 

TOUTABAS

Avec tous les respects d'un cœur vraiment sincère,

Je viens pour vous offrir mon petit ministère.

Je suis, pour vous servir, gentilhomme auvergnac,

Docteur dans tous les jeux, et maître de trictrac :

Mon nom est Toutabas, Vicomte De la Case,

Et votre serviteur, pour terminer ma phrase.

 

GERONTE

(à part)

Un maître de trictrac ! Il me prend pour mon fils.

(haut)

Quoi ! Vous montrez, monsieur, un tel art dans Paris ?

Et l'on ne vous a pas fait présent, en galère,

D'un brevet d'espalier

 

TOUTABAS

(à part)

                                 À quel homme ai-je affaire ?

(haut)

Comment ! Je vous soutiens que dans tous les états

On ne peut de mon art assez faire de cas ;

Qu'un enfant de famille, et qu'on veut bien instruire,

Devroit savoir jouer avant que savoir lire.

 

GERONTE

Monsieur le professeur, avecque vos raisons,

Il faudroit vous loger aux petites-maisons.

 

TOUTABAS

De quoi sert, je vous prie, une foule inutile

De chanteurs, de danseurs, qui montrent par la ville ?

Un jeune homme en est-il plus riche quand il sait

Chanter ré mi fa sol, ou danser un menuet ?

Paiera-t-on des marchands la cohorte pressante

Avec un vaudeville ou bien une courante ?

Ne vaut-il pas bien mieux qu'un jeune cavalier

Dans mon art au plus tôt se fasse initier ?

Qu'il sache, quand il perd, d'une âme non commune,

À force de savoir, rappeler la fortune ?

Qu'il apprenne un métier qui, par de sûrs secrets,

En le divertissant, l'enrichisse à jamais ?

 

GERONTE

Vous êtes riche, à voir ?

 

TOUTABAS

                                  Le jeu fait vivre à l' aise

Nombre d'honnêtes gens, fiacres, porteurs de chaise ;

Mille usuriers fournis de ces obscurs brillants,

Qui vont de doigts en doigts tous les jours circulants ;

Des gascons à souper dans les brelans fidèles ;

Des chevaliers sans ordre ; et tant de demoiselles

Qui, sans le lansquenet et son produit caché,

De leur foible vertu feroient fort bon marché,

Et dont tous les hivers la cuisine se fonde

Sur l'impôt établi d' une infaillible ronde.

 

GERONTE

S'il est quelque joueur qui vive de son gain,

On en voit tous les jours mille mourir de faim,

Qui, forcés à garder une longue abstinence,

Pleurent d'avoir trop mis à la réjouissance.

 

TOUTABAS

Et c'est de là que vient la beauté de mon art.

En suivant mes leçons, on court peu ce hasard.

Je sais, quand il le faut, par un peu d'artifice,

D'un sort injurieux corriger la malice ;

Je sais dans un trictrac, quand il faut un sonnez,

Glisser des dés heureux, ou chargés, ou pipés ;

Et quand mon plein est fait, gardant mes avantages,

J'en substitue aussi d'autres prudents et sages,

Qui, n'offrant à mon gré que des as à tous coups,

Me font en un instant enfiler douze trous.

 

GERONTE

Et Monsieur Toutabas, vous avez l'insolence

De venir dans ces lieux montrer votre science ?

 

TOUTABAS

Oui, monsieur, s'il vous plaît.

 

GERONTE

                                    Et vous ne craignez pas

Que j'arme contre vous quatre paires de bras,

Qui le long de vos reins ? ...

 

TOUTABAS

                                 Monsieur, point de colère ;

Je ne suis point ici venu pour vous déplaire.

 

GERONTE (le poussant)

Maître juré filou, sortez de la maison.

 

TOUTABAS

Non, je n'en sors qu'après vous avoir fait leçon ?

 

GERONTE

À moi, leçon ?

 

TOUTABAS

                        Je veux, par mon savoir extrême,

Que vous escamotiez un dé comme moi-même.

 

GERONTE

Je ne sais qui me tient, tant je suis animé,

Que quelques bons soufflets donnés à poing fermé...

Va-t' en.

(il le prend par les épaules)

 

TOUTABAS

          Puisque aujourd'hui votre humeur pétulante

Vous rend l'âme aux leçons un peu récalcitrante,

Je reviendrai demain pour la seconde fois.

 

GERONTE

Reviens.

 

TOUTABAS

              Vous plairoit-il de m'avancer le mois ?

 

GERONTE (le poussant tout-à-fait dehors)

Sortiras-tu d' ici, vrai gibier de potence ?

 

 

 



Vocabulaire spécifique au Trictrac (surligné en rose dans l’extrait) :

 

Maître de Trictrac : sous Louis XIV le jeu de trictrac était très prisé dans les milieux aristocratiques, et l'on peut penser qu'il était important d'apprendre à y jouer. En 1634, Euverte de Jollyvet fait paraître le premier traité sur le jeu de trictrac destiné à tenter de mettre en place une standardisation des règles.

 

Toutabas : le nom donné par Regnard au maître de trictrac est une expression du jeu de trictrac. Le Trictrac se joue avec deux dés, et chaque joueur possède 15 dames qu'il place en piles sur la première case du plateau appelé « tablier ». Les 15 dames ainsi empilées par les deux joueurs forment les deux talons.

Le résultat des dés lancés dans le tablier est un couple de deux nombres de points égaux ou différents, par exemple 6 et 5, le joueur concerné par ce résultat peut, soit jouer une dame du total des points – on dit qu'il joue « tout d'une » –, soit jouer deux dames du talon, l'une pour le 6, et l'autre pour le 5 – on dit qu'il joue « tout à bas ». S'il joue une dame déjà abattue du talon, on dit qu'il joue « transport ».

 

Vicomte De la Case : les dames du jeu de trictrac suivent un parcours de 24 cases en forme de flèches. Le fait de déplacer ses dames est appelé « caser », et le déplacement, la case. Si l'on case d'une manière non conforme aux dés amenés, on fait fausse case. D'autre part, le joueur qui place deux dames sur une même flèche vide fait une case, s'il n'en met qu'une sur une flèche on dit qu'il fait une demi-case. Les cases sont invulnérables et protègent souvent les demi-cases placées en arrière.

 

Sonnez : lorsque les dés amènent deux nombres égaux, le résultat est appelé doublet. Chacun des six doublets possibles porte un nom : « besas », doublet d'as ; « double deux », doublet de 2 ; « ternes », doublet de 3 ; « carmes », doublet de 4 ; « quines », doublet de 5 ; « Sonnez », doublet de 6. « Besas » est un diminutif d'ambesas, signifiant les deux as.

 

Dés heureux, ou chargés ou pipés : les dés, à l'époque de Regnard et jusqu'au début du XXe siècle, étaient le plus souvent en os et parfois en ivoire. Ils n'étaient pas des cubes parfaits et pouvaient présenter des défauts, de sorte que chaque nombre de 1 à 6 n'avait pas forcément la même probabilité d'être amené.

Laurent Soumille dans son traité, Le Grand Trictrac, édité pour la première fois en 1738 à Avignon, écrit : « Il arrive qu'un dé, sans avoir été préparé malicieusement , fera plus souvent un certain point que tout autre ; cela peut venir de différentes causes, comme par exemple d'avoir un côté un peu plus grand que les autres, car tous ne sont pas parfaitement carrés en tout sens, alors et en tout temps, il est permis de changer les dés sans que personne ne s'en offense. »

Euverte de Jollyvet dans son livre, L'Excellent jeu du Trique Trac, édité pour la première fois en 1634, écrit : « Ceux qui hantent et fréquentent les Académies, savent de quelles tromperies sont susceptibles les dés qui sont chargés de vif argent, [ ...]  »

Toutabas use d'une tricherie consistant à introduire dans le jeu des dés correspondant à la description de Laurent Soumille, « dés heureux », et d'une autre décrite par Euverte de Jollyvet consistant à les déséquilibrer en les chargeant de mercure, « dés chargés ou pipés ». L'appellation « pipé », provient probablement d'une manière de chasser, consistant à attirer les oiseaux en imitant leurs cris à l'aide d'un petit pipeau, ou appeau. Un dé pipé amène plus fréquemment le nombre de points voulu par le tricheur, comme l'oiseau est trompé par le chasseur.

 

Mon plein est fait : bien que jeu de parcours, le Trictrac n'est pas un jeu de course, mais un jeu de conquêtes de positions. Une des positions les plus importantes se nomme « le plein ». Faire son plein consiste à faire les six cases contiguës d'un même quadrant du tablier, ce qui rapporte des points, et tant que le plein est maintenu le joueur continue à en marquer. Le plein est un terme générique. Pour préciser dans quel quartier il est réalisé, on parle de « petit jan », « grand jan » et « jan de retour ». « Jan » pris isolément est le terme utilisé pour toute situation de jeu rapportant des points.

 

D'autres [dés] prudents et sages : lorsqu'un joueur a fait son plein, il lui faut tenter de le conserver le plus longtemps possible, pour continuer à marquer des points. Comme il possède quinze dames, il lui en reste trois qui ne participent pas au plein. Plus il amènera de petits nombres et plus il sera à même de conserver longtemps son plein, en ne jouant que les trois dames surnuméraires. C'est pour cette raison que Toutabas triche en remplaçant les dés par d'autres pipés, plus prudents et sages, autrement dit qui amènent plus fréquemment des petits nombres.

 

N'offrant à mon gré que des as à tous coups  : pour conserver un plein comme on vient de le voir il faut, généralement, que les dés amènent des petits nombres, les as étant ce qu'il y a de plus faible, on en comprend l'utilité.

 

Enfiler douze trous : « l'enfilade » est le grand coup du jeu de trictrac. Le tablier présente deux de ses bords, du côté des joueurs, percés de douze trous. Chaque fois qu'un joueur marque douze points en réalisant des jans, comme on l'a vu partiellement dans l'explication de « mon plein est fait », il déplace un fichet d'un ou deux trous. Le premier joueur qui atteint le douzième trou à gagné la partie, appelée « tour ».

Lorsque un joueur a réalisé son grand jan – plein du deuxième quadrant –, et que ses trois dames ne participant pas au plein sont suffisamment en arrière, il peut conserver longtemps son plein tout en ruinant le jeu de l'adversaire. Il parvient ainsi à marquer une longue série de trous, appelée « enfilade », qui peut rapidement lui donner le gain du tour.

Toutabas utilise des dés pipés ou heureux pour réussir l'enfilade.

L'enfilade, même si elle ne permet pas d'atteindre les douze trous, est un coup spectaculaire et démoralisant pour celui qui la subit. Elle est à l'origine de l'expression bien connue « être enfilée » ou « se faire enfiler ». Le Trictrac étant oublié, l'expression est devenue vulgaire en dehors du jeu.

 

Escamotiez un dé : après ce qui a été dit sur les dés pipés, on comprend que les échanges de dés par le tricheur doivent se faire discrètement.

 

 

 

 

Vocabulaire concernant d'autres jeux (surligné en vert dans l'extrait) :

 

Brelan : le Brelan, ou Berlan et parfois Breland, est un jeu de cartes dans lequel chaque joueur en reçoit seulement trois. C'est un ancêtre du Poker, mais la seule combinaison possible est la réunion de trois cartes semblables qui, comme dans tous les jeux de cartes où elle avait sa place, était appelée « tricon ». La popularité du jeu de brelan a fait que son nom a fini par se substituer à celui de « tricon », au cours du XIXe siècle – il s'agit aussi d'une facilité de langage. Une combinaison de quatre cartes semblables était alors appelée « brelan carré » ; aujourd'hui on la nomme simplement « carré ».

Le nom de brelan était aussi celui des lieux où étaient tenus des jeux de hasard pour de l'argent. Les habitués de ces lieux étaient parfois appelés des « brelandiers ».

Le Brelan était un jeu de renvi très rapide, souvent interdit. Peu avant la Révolution française, il a été légèrement modifié pour devenir le jeu de la Bouillotte. Cette dénomination de « bouillotte », dans le sens de bouilloire, vient de la rapidité du jeu associée au fait que les joueurs qui quittaient la table de jeu, par obligation ou par choix, étaient aussitôt remplacés par d'autres qui attendaient leur tour. La Bouillotte se pratiquait souvent dans les salons, autour d'une table dédiée, surmontée d'une lampe adaptée au jeu.

 

Lansquenet : le Lansquenet est un très ancien jeu de cartes où seul le hasard domine. Rapide, de nombreuses personnes ont dû y laisser leurs derniers biens.

 

Réjouissance : il s'agit d'une chance au jeu du Lansquenet.

 

 

 

 

Définitions de brelan et lansquenet dans la première édition du Dictionnaire de l'Académie française (1694) :

 

BERLAN ou Brelan. s. m. Espece de jeu de cartes. Il a perdu son argent au brelan. Il se prend aussi, pour un lieu public, où l'on joüe aux jeux de hazard. Hanter les berlans. deffendre les brelans. aimer les brelans. Brelander. v. n. Hanter les brelans, ne faire que joüer aux jeux de hazard, aux cartes, & au dez. Il se dit encore, de ceux qui joüent fort, encore que ce ne soit pas dans un lieu public, mais dans leurs maisons. Vous ne faites que brelander. Brelandier. s. m. Celuy qui hante les brelans ou qui ne fait que joüer. C'est un brelandier. c'est un vray brelandier.

 

LANSQUENET. On appelloit autrefois ainsi un fantassin Allemand. Une levée de Lansquenets. Lansquenet est aussi, une sorte de jeu de cartes. Joüer au lansquenet.

  

 

 

 

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Voir aussi :

 

Le texte intégral du Joueur de Regnard  sur Google livres.


Les règles complètes du jeu de Trictrac : Le jeu de Trictrac


Le vocabulaire du Trictrac dans l'œuvre de Proper Mérimée : La Partie de trictrac

 

La page dédiée au jeu du Lansquenet

 



 

Informations sur la page :


Mise en ligne le 2 janvier 2005
Relecture et mise en forme le 24 décembre 2021


Auteur : Philippe LALANNE


Le Salon des jeux - Académie des jeux oubliés

  

 

 

 

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